Louis et Bérénice Thévenet attendaient leur premier enfant avec impatience. La grossesse était une expérience sans encombre pour madame Thévenet, elle passait les dernières semaines de sa grossesse dans l’appartement au-dessus de la bijouterie appartenant à son mari. Peu importe le sexe du bébé, ils en feraient l’héritière du nom et du savoir faire Thévenet, un nom qui n’était pas connu à l’international, mais qui faisait rêver plus d’un dans cette immense ville. Si c’était un garçon, ce serait Philippe et si c’était une fille, ce serait Phyllis. Même si secrètement monsieur aurait préféré un petit homme pour assurer la pérennité de son commerce et de son patronyme, dans le pire des cas, ils pourraient toujours faire un second enfant…
Quelle ne fut pas la surprise, la déception même, de donner naissance à une fille-fleur. Ces filles maudites d’une graine de fleur, incapable de concevoir la vie avec un homme et condamné à survivre des baisers d’une femme. L’annonce de cette naissance rendant les parents muets de longues minutes quand la sage-femme osa demander le nom de l’enfant. Avaient-ils déjà oublié le nom de l’enfant qu’ils attendaient depuis ces neufs derniers mois ? “
Phyllis, ce sera Phyllis” avait répondu l’artisan dépité alors que la mère, encore en sueur, serrait contre sa poitrine l’enfant maudit qu’elle venait de mettre au monde. Bérénice savait ce que la naissance d’une fille-fleur impliquée : d’autres enfants du sexe féminin, toutes affligés de cette malédiction… Incapable de produire un héritier ou une héritière humaine, son mari allait-il demander le divorce et la laisser dans la pauvreté et dans l’anonymat ?
Bérénice se souviendrait toujours de la conversation qu’elle avait eu avec son époux sur le chemin du retour et de la petite Phyllis dans le siège-bébé qui dormait alors qu’ils discutaient déjà de son avenir. Qu’allaient-ils faire d’une fille-fleur ? La même chose qu’une fille, avec quelques obstacles en plus. À peine rentrée de la clinique que Louis lui parlait déjà d’adopter un autre enfant, au moins ils pourraient choisir un petit garçon, même si ce dernier ne serait pas de leur sang...
Les craintes s’envolèrent au fur et à mesure que les années passaient. Pour ses premières années de vie, la jeune Phyllis eut le droit à une éducation en école privée. Pour cacher sa véritable nature, sa mère lui imposait les cheveux longs pour cacher sa nuque et elle devait porter sous son uniforme scolaire un sous-pull avec un col montant, censé cacher cette maudite graine à la vue de ses petites camarades et professeurs. Dès le plus jeune âge, elle devait être irréprochable, ses parents lui avaient fait savoir à chaque instant. Quand elle n’était pas à l’école, elle restait enfermée dans l’atelier de son père. Elle passait des heures, silencieuse à écouter Louis lui donner des conseils autant sur le dessin que sur le sertissage. Alors qu’elle avait à peine sept ans, sa vie tranquille fut chamboulée à l’arrivée d’un nouveau membre dans la famille : Philippe.
Son petit frère, comme ses parents aiment le lui rappeler, n’était qu’un nouveau-né quand il rejoignit la famille Thévenet, et pourtant Phyllis le voyait comme une menace. Elle qui pensait avoir l’amour et la considération de ses parents, ils avaient quand même pu, avec beaucoup de patience et de paperasse, adopter un autre enfant. Rapidement, ils délaissèrent la jeune femme pour s’occuper de cet humain banal, la laissant seule avec ses dessins et ses livres. Ils faisaient à présent le minimum pour elle, tout en lui rappelant qu’elle devait se tenir à carreau. Ils lui mentaient sans cesse, et pour avoir la paix, lui payait ce dont elle avait besoin sans réfléchir. Ils n’avaient pas envie qu’elle fasse tache dans cette famille. Les ennuis ne faisaient que commencer, l’adolescence pointant rapidement le bout de son nez pour la jeune fille en fleur…
“
Charlotte… ” Les lèvres de Phyllis parcouraient le cou de son amie. Les cours étaient finis depuis bien longtemps, deux jeunes filles étaient assises sur un banc dans un parc. Le dix-huitième anniversaire de Phyllis arrivait à grands pas, le mois prochain plus exactement. La fille-fleur sentait cette chaleur monter en elle, son corps brûlait d’envie. Sa mère l’avait mise en garde quant à sa condition, et elle avait lu dans ces livres ce qu’il arrivait à ses jeunes filles-fleurs, qu’elle pouvait rejoindre cette île où ces filles-fleurs vivaient avec des humains pour éviter des catastrophes naturelles… Et pourtant, Phyllis avait refusé de partir. Têtue au possible, elle s’était pris la tête un bon nombre de fois avec sa mère, mais surtout son père. Maintenant, que Philippe était devenu l'héritier tant espéré, il n’avait plus besoin d’une fille égoïste et tentatrice comme elle ! Non, elle ne partirait pas. Elle resterait pour leur prouver qu’elle n’avait pas besoin de vivre avec ses consœurs pour survivre. Elle terminera ses études, elle obtiendra son diplôme et elle vivra avec Charlotte.
La même Charlotte qui était assise avec elle sur le banc. La même Charlotte qui finit par la repousser doucement. Ce n’est pas qu’elle ne partageait pas ses sentiments, mais Charlotte trouvait Phyllis… étrange. Toujours si belle, et pourtant si seule. Si désagréable avec les autres filles, et surtout les garçons de leur classe, du lycée. Phyllis avait gardé sa condition secrète, même aux yeux de sa meilleure amie. Charlotte ne savait pas quoi penser de cette fille de petit-bourgeois qui avait tout simplement d’yeux que pour elle. Elle, la petite brune discrète à lunettes et aux yeux noisette. En se redressant, Phyllis observa le visage de son amie, troublée par l’avance qu’elle venait de lui faire. Elle n’hésita pas à prendre les mains avec les siennes, caressant doucement de ses doigts gantés le dos des mains froides de l’humaine.
“
Phyllis ” souffla l’humaine, “
Je ne pense pas que nous… ”
“
Juste une nuit, toi et moi, pour mon anniversaire, une nuit… Personne ne le saura, cela ne les regarde pas. Toi et moi. ”
Phyllis comprit que Charlotte devait tout simplement être sous le charme. Son odeur si particulière d’amande et de vanille, tellement légère que presque imperceptible à l’odorat, devait être la cause de son envoûtement. Mais cela n'explique pas totalement pourquoi l’héritière Thévenet avait jeté son dévolu sur elle. Pour commencer, Charlotte était une fille plutôt recluse, seule, pas vraiment populaire, contrairement à Phyllis qui, par son élégance et sa beauté naturelle, attirait tous les regards, garçons comme filles. Mais nous sommes à une époque où l’amour entre deux filles était toujours aussi tabou. Phyllis lâcha les mains de la jeune fille pour sortir de son sac un petit coffret blanc qu’elle mit entre les mains de Charlotte.
“
Porte cette broche le jour de mon anniversaire si tu veux être mienne. ”
La fille-fleur plongea son regard turquoise dans celui sombre de la brune, à la recherche d’un début de réponse. Charlotte ouvrit le coffret pour y découvrir une broche reposant sur du velours noir. Un magnifique saphir d’un bleu si profond, encadré par des cercles en or. Le cœur de l’humaine rata un battement, la demande de son amie était presque comme une demande en mariage. Phyllis précisa alors :
“
L’une de mes premières créations, j’espère qu’elle te plaît. ”
Charlotte resta silencieuse, un pincement au cœur. Ce que voulait Phyllis, c’était une amante obéissante qui ne la trahirait jamais, déjà si jeune et pourtant elle savait que son futur allait être chaotique. Elle avait besoin d’un pilier. Ses parents n’étaient là que pour subvenir à ses besoins pécuniaires, elle les détestait tout autant. Surtout son père, même si elle essayait de lui prouver qu’elle valait bien plus que Phillipe. Son talent était en effet incomparable à celui de son frère, mais son géniteur ne voulait en rien voir ses créations. Philippe serait l’héritier des Thévenet, et elle ne serait qu’une vulgaire vendeuse en boutique.
Vous vous demandez comment s’est passé son anniversaire ? La fête avait eu lieu bien avant la date de naissance de Phyllis, pour éviter des petits désagréments. Charlotte portait bien la broche ce soir-là, elle fût d’ailleurs couverte de compliments, et Phyllis était très fière de sa création et de sa future amante.
Le jour de son véritable anniversaire, par contre, la fille-fleur et l’humaine s’étaient donné rendez-vous en secret dans une chambre d’hôtel (toujours au frais des parents Thévenet). Phyllis était à la fois extatique, nausée et bouillante. Ses cheveux longs étaient passé du noir sombre à un bleu royal si sombre, et sa graine la brûlait. Dans l’obscurité, elle espérait que Charlotte ne voit pas ce changement soudain de chevelure. Après une courte discussion sur leur situation, Phyllis embrassa l’humaine. Son envie fut un court instant assouvie avant qu’elle ne s’embrase complètement. Prise dans le mouvement, son amie tenta d’ouvrir le chemiser, avant de s’exclamer :
“
Phyllis, ton épaule ?! ”
Et Charlotte se leva du lit, pointant l’épaule de la jeune fille. En regardant celle-ci, une fleur avait fait son apparition, comme dessinée à même la peau ! Un liseron bleu trônait là, preuve irréfutable de sa condition. En voyant la panique sur le visage de la brune, elle se leva rapidement, saisissant sa main pour l’attirer contre elle en lui demandant de l’écouter. Mais c’était bien trop tard, Charlotte avait peur que Phyllis lui transmette cette malédiction au mécanisme encore inconnu. Elles se disputaient. Charlotte lui disait qu’elle lui avait menti, Phyllis lui affirmait le contraire, qu’elle l’aimait, sinon elle ne se serait pas autant investi, ce qui fit exploser Charlotte en vol. Phyllis voulait l’utiliser le jour de ses dix-huit ans pour ne pas mourir, comme toutes ces jeunes filles-fleurs mourantes et sans amante ! Elle lui jeta d’ailleurs le petit coffret contenant le cœur de saphir et quitta rapidement la chambre, laissant Phyllis dans le silence. Seule.
***
Seule, Phyllis l’est restée longtemps. Elle voulait d’ailleurs le rester, même si sa survie dépendait bien sûr de son entourage. Sa rupture violente avec la fille qu’elle pensait aimer n’était malheureusement pas passée inaperçue. Pire encore, des rumeurs à son sujet firent rapidement le tour du lycée. Une fois le diplôme obtenu, Phyllis hésita : devait-elle finalement rejoindre cette île ou continuer ses études ? Elle n’eut pas de mal à ignorer les autres lycéennes et lycéennes, mais pouvait-elle bénéficier de l'anonymat à l’université ?
La réponse était à la fois positive et négative : déterminée à continuer ses études, elle a pu rejoindre une université dans une autre région. S’éloignant ainsi de sa famille et du reste de ses problèmes par la même occasion. Trois années qu’elle a pu vivre en autonomie, cachant toutefois cette graine dans son cou tout en essayant d’assouvir un besoin naturel duquel dépendait sa survie. Elle ne voulait plus se mêler aux autres, elle les détestait. Elle n’avait presque pas d’amis, juste des connaissances féminines, amicales, sans rien de plus. Phyllis redoutait chaque mois, chaque période de floraison avec la boule au ventre, mais avec la tête haute, car pendant qu’elle étudiait, elle pouvait fricoter avec d’autres filles comme elle ou qui ne jugeaient pas. Elles étaient rares, ces filles-fleurs qui avaient éclos, mais qui n'avaient pas encore rejoint l'île, et Phyllis en tirait une certaine fierté, une certaine satisfaction… Mais elle se rendit vite compte que ses chances de survie dans ce monde qui ne la comprenait pas, non qui ne voulait pas la comprendre, s'amoindrissaient de jour en jour. Qu’à cela ne tienne, elle acheva ses études, obtenant haut la main sa licence d’histoire de l’Art et retourna dans cette ville qui l’avait vu naître. À vingt ans, elle annonça fièrement, dans un premier temps, avoir obtenu son diplôme, mais surtout qu’elle voulait partir et rejoindre cette petite île qui accueillait ces filles-fleurs, là où elle pourrait installer une boutique au nom Thévenet. Son père serra les dents, vingt ans que cela dure pour qu’au final la chair de sa chair, même maudite, décide de partir. Il la pointa du doigt, lui disant qu’elle n’y arriverait tout simplement pas et qu’elle n’aurait de soutien que le nom de famille, mais pas l’argent.
Huit ans déjà que Phyllis vivait sur l’île à présent. Sans-le-sou, la monnaie étant différente ici que dans le monde extérieur, la fille-fleur se heurta à la vraie vie. Le confort qu’elle avait toujours connu n’existait plus, celui où ses parents lui payaient tout sans chercher à en savoir plus. C’était… difficile pour elle, surtout avec son caractère. Mais elle amassa assez de pétales pour s’offrir la petite boutique dans la vieille ville. Elle put aménager son atelier dans l'arrière-boutique et la devanture, le nom Thiéret figurait en grandes lettres couleur argent au-dessus de la grande baie vitrée. Cela fait maintenant un an qu'elle propose aux femmes de l'île des bijoux pour tous les goûts, mais à la demande de clientes, elle peut proposer des parures uniques.
Depuis son expérience lors de sa première floraison, la joaillière ne s’intéresse plus aux autres. Elle continue d’assouvir ce besoin qui la consume, car elle n’a pas d’autre choix, mais ne cherche pas de relations sérieuses. Phyllis possède toujours le cadeau qu’elle avait offert à Charlotte, mais elle ne l’offrira pas cette fois-ci. Elle le porte fièrement sur elle, comme pour prouver à qui veut bien l’entendre qu’elle a toujours un cœur, mais qu’il n’appartient qu’à elle. Mais Phyllis est-elle vraiment heureuse dans cette solitude ?