L'arrivée d'un ange [Libre]

Sa vie si lente et répétitive ponctuée de périodes religieusement silencieuses et fondamentalement violentes s’était accélérée telle un véhicule dont l’accélérateur était bloqué en plein aquaplaning. Des crampes abdominales, un désir charnel violent, un losange devenu une jolie fleur de pommier, et des coups. Encore des coups... Elle y était habituée depuis le temps. Cogner au nom d’un dieu qui prônait l'amour de son prochain tout en acceptant qu’on fasse souffrir en son nom. Un être sans doute sadique, hypocrite, manipulateur...

Ann, l’infirmière de son lycée, l’avait prise en charge après sa fuite. Tout s’était déroulé en même pas deux jours. Deux jours à être au téléphone et échanger dans un langage inconnu. Elles étaient revenues à la maison de la désormais nommée Karin pour récupérer son passeport, son carnet de santé et quelques affaires. Profitant d’un moment où sa folle de mère était à nouveau partie à sa recherche. Elle avait également pris quelques affaires avant de laisser un mot sur la table du salon. Un simple “Rendez-vous en enfer”

Elle prit un train qui reliait l’Etat d’Oklahoma à la Californie où des bateaux partaient en direction de l’île. Ann restait en contact avec elle par téléphone et la rassurait. C’était une première pour elle, la première fois qu’elle quittait son Etat natal. Une fois arrivée sur place, elle trouva sans difficultés l’embarcation où elle lui assigna un numéro de cabine. Un lit simple, un petit bureau et un mini salle de bain basique. Sur le bureau trônait un dépliant visant à présenter l’île aux filles fleurs ainsi qu’un mini lexique en espéranto. Elle l’étudia consciencieusement avant d’être interrompue par quelqu’un qui toquait à sa pote. Une employée de bord la salua.

_ Bonjour à vous et bienvenue à bord. Vous serez soumise à une quarantaine dans la vieille ville dès votre arrivée
_ ...Mes vaccins sont à jour...
_ J’entends bien, mais c’est la procédure. Besoin d’autre chose ? Grignoter? Boire?
_ Merci...ça ira.
_ N’hésitez pas si vous avez besoin.

Tout le long du voyage, Karin resta allongée sur son lit, en position fœtale. Elle alternait entre les phases de sommeil ponctuées de cauchemars et les crises de larmes qu’elle enfouissait dans son oreiller pour ne pas attirer l’attention. Elle en profita pour ouvrir la fenêtre et admirer le coucher de soleil. Dernier jour avant d’être sur une île où elle retrouverait d’autres femmes de sa condition. Dans un geste de colère et d’ultime rébellion, elle saisit sa croix sur son collier et tira dessus. Le fermoir lâcha, non sans écorcher sa peau de porcelaine, et elle le jeta au loin.

_ Tu ne me dicteras plus ma conduite ! Pensa-t-elle.

Le bateau accosta sur l’île en début de soirée. Toutes les filles sortirent et on les guida vers l’auberge où elles passeraient quarante jours avant de pouvoir enfin vivre comme les autres habitantes. On lui assigna un numéro de chambre et elle suivi le mouvement sans dire un mot.
Elle posa ses affaires dans sa chambre et s’assit sur son lit. La voilà désormais livrée à elle-même sur une île où elle ne subirait plus les coups de sa mère à cause d’une condition qu’on lui avait imposée.  
Son ventre commençant à gargouiller, elle descendit pour voir si un repas était servi. Elle regardait autour d’elle à la recherche d’une âme charitable.

Son ventre continuait de gronder. Elle ignorait totalement le monde de fonctionnement de cette auberge. Devait elle se servir elle même? Devait elle s'assoir et attendre qu'on vienne prendre sa commande comme dans un restaurant? Ayant vécu pendant dix huit longues années sous le joug d'une mère fondamentalement mauvaise qui faisait toujours tout pour elle et l'empêchait de fréquenter le monde extérieur en dehors des cours et de la messe le dimanche, elle ne savait vraiment pas comment procéder.
Un petit rire la fit se retourner, presque comme un réflexe. Elle était trop habituée à entre rire, ricaner et glousser sur son passage. Elle se retrouva face à une jeune femme dont la couleur des cheveux était proche de la sienne, d'une taille moyenne et assez mince.

_ Enchantée... Je m'appelle Mag...pardon, Karin. Je m'appelle Karin.

Elle essayait de se faire à son nouveau prénom. Elle avait modifié son deuxième prénom tout en gardant la base en acceptant de fuir les Etats Unis pour cette île. Un nouveau nom pour une nouvelle vie. Elle suivi la prénommée Heather qui lui expliqua que c'était un liber service. La jeune fille prit une assiette et se servit des nouilles typiques du continent avec des beignets de crabes et quelques tempuras de crevette. La brillance grasse de la panure trahissait une cuisson rapide dans une huile bon marché.
Elle s'assit et commença à grignotter.

_ Tu...Tu as ici de ton plein gré ou...tu t'es enfuie?

Un silence s'installa entre les deux jeunes filles. Karin n'était pas du genre extravertie. On ne lui avait même pas laissé l'occasion de l'être. Enfermée, cachée, comme une honte. La honte sur elle, mais aussi sur sa mère. Son père biologique ayant été emporté par la folie des hommes, elle n'avait jamais su ce qu'il pensait des filles comme elle. Mais s'il avait été élevé comme sa mère, elle aurait reçu double dose de violences en tous genres. Par les dires des personnes fréquentant la même église, le décès de son mari avait rendu sa mère davantage pieuse et qu'elle avait pu s'en sortir "grâce à Dieu". Aux yeux de Karin, il ne faisait aucun doute que la douleur causée par son veuvage et le regard des autres à cause de son enfant "pas comme les autres" l'avaient rendue que plus frustrée. Et s'en était suivi toutes les brimades que la fille fleur avait subies.
Elle n'avait jamais vraiment su comment s'adresser aux inconnus, ni comment commencer une discutions. Elle avait posé une question banale pour les femmes vivant su l'île.

- On...on m'a extradé... C'était ça où je continuerais à vivre l'enfer... Je ne sais pas si ce sera mieux ici...

Elle avala avec difficulté son morceau de crevette pannée:

- Tu es une fille fleur aussi?...Ou t'es une vrai humaine?

Être acceptée par les humains? Ca restait à voir... Karin ne pouvait s'empêcher de penser que si certaines personnes arrivaient à avoir une fascination pour les tueurs en série jusqu'à l'hybristophilie, les filles fleurs comme elle pourraient être acceptées. La figure du monstre est intemporelle et peux prendre toutes les formes possibles tant qu'elle suscite suffisamment la crainte et conforte les masses à suivre un chemin établi.

- Moui...Après tout, certains vivent bien leur hybristophilie, alors on peux espérer que des êtres qui n'ont jamais tué personne soient acceptées...

Elle avait dit ça avec une pointe d'amertume. Non pas tournée vers Heather, ais plutôt envers elle même et sa condition imposée. Que cette jeune femme se montre curieuse sans être malsaine la changeait.

- Si seulement il y avait plus de personnes comme toi, on ne serait pas obligée de tout plaquer pour sauver notre peau et vivre pour toujours sur une île loin de tout. Ca a l'air d'être un bon plan ton projet de salon de thé. Tu le vois comment? Tu proposerais quoi comme gâteaux? Tu aurais des employés ou tu ferais tout toi seule?

Cette première rencontre dans sa nouvelle vie était visiblement sous une bonne augure. Heather avait une voix qui reflétait la douceur et la bonté. Elle disait vouloir aider les filles fleurs en les embauchant dans son futur café. Elle le décrivait comme étant un forte de coffee cat avec des livres en libre service, le tout dans une ambiance très cozy. Une sorte de havre dans paix dans un même havre pour les filles fleurs.
Finalement, il n'y a pas que des gens intolérants... Karin avait du mal à y croire. Toujours habituée à de la gentillesse de façade, dans le meilleur de cas. Et puis, si la jeune fille aux cheveux blancs était hostile aux filles fleurs, elle ne se serait pas installée ici...

L'américaine mordit dans une de ses fritures en répondit:

- C'est un beau projet... J'espère que tu pourras le mener à bout... Personnellement...je ne sais pas quoi faire. J'ai à peine fini mon parcours scolaire et je n'ai vraiment aucun formation. Je vais me tourner vers l'argent facile. Ca me donnera la garantie d'un salaire et d'un toit...

Elle n'osait même pas prononcer le terme utilisé pour son futur métier. Même se décrire comme "travailleuse du sexe" était encore trop fort et elle ne se rendait pas encore compte vers quoi elle allait.

Vers de l'argent facile.. Heather se demandait bien à quoi elle pensait par là mais sans doute sa comparse en avait déjà une idée. Personnellement, elle avait simplement appliqué la suite logique de son apprentissage et vers ce qui pourrait l'aider à réaliser son rêve.

-J'espère quand même que c'est quelque chose dans laquelle tu pourras t'épanouir et te sentir bien.

A sa connaissance, beaucoup de personne ne savait pas quoi faire de leur vie et prendre un métier par défaut était très courant. L'australienne espérait donc juste que la blonde y trouve son compte et que sa futur condition ne lui apporte pas d'être malheureuse.

S’épanouir...Se sentir bien... Des termes bien inconnus pour Karin. Elle ignorait totalement de quoi demain serait fait, à quoi ressemblerait son avenir sur l’île, mais au moins elle serait acceptée. Personne ne chercherait à la tuer, à l’enfermer, la frapper...

- J’espère aussi...

Son assiette finie, elle se leva et lui fit signe de la tête.

-Petit dessert ? Il y a des mochis, il parait que c’est une merveille de pâtisserie... Ça pourrait te donner des idées pour ton salon de thé.